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Comment la technologie influence la chaine de valeur ajoutée

30 octobre 2009

Pourquoi est-ce Microsoft et Intel qui ont récolté les fruits du PC et non IBM? Ce dernier a pourtant créé le PC. Qui plus est, jusqu’alors, l’argent avait toujours été dans le matériel. Que s’est-il passé?

Pour mieux comprendre, il faut analyser la chaîne de valeur ajoutée du PC. Car l’évolution des technologies a eu une influence sur cette chaîne, et par conséquent a parfois bouleversé des marchés.

Un ordinateur comme le PC n’est pas entièrement fabriqué par une seule compagnie, mais fait partie d’une chaîne dite de valeur ajoutée. Les assembleurs de PC tels que Dell, HP et autres Lenovo assemblent en effet plusieurs composants provenant de fournisseurs tiers: le système d’exploitation à Microsoft, le processeur central à Intel ou AMD, le disque dur chez Western Digital / Seagate / Hitashi / …, etc. Ces vendeurs eux-même commandent à des fournisseurs (du moins dans le cas de composants physiques). Un fabricant de carte graphique va acheter le processeur graphique auprès d’un vendeur spécialisé, qui lui-même aura ses propres fournisseurs. A l’autre bout de la chaîne, les fabricants de PC vendent rarement en direct. Ils passent par des distributeurs comme la Fnac, Carrefour ou, pour leur clientèle professionnelle, par des sociétés de service.

Chaque élément de cette chaîne est un marché en lui-même. Western Digital se bat pour avoir la plus grande part de marché des ventes de disques durs. La Fnac se bat avec Carrefour pour être le lieu où les consommateurs iront faire leurs achats. Microsoft, quant à lui, jouit d’un quasi-monopole sur le marché du système d’exploitation.

Face à cette chaîne de valeur ajoutée, le consommateur se trouve devant une multitude de choix. Quel type de disque dur choisir? Quel processeur? Quel fabricant de PC? Dans quel magasin acheter? Dans les faits, les consommateurs ne vont faire qu’un ou deux choix, et laisser ces derniers dicter le reste de leurs décisions.

A l’heure actuelle, la plupart des consommateurs veulent une machine sous Windows (s’ils préfèrent Mac OS X, le choix est tout de suite beaucoup plus simple). Microsoft a un tel monopole que pour beaucoup de monde le système d’exploitation n’est même pas un choix mais une évidence.

Certains consommateurs choisiront ensuite la marque du PC se basant sur divers critères (meilleure qualité/prix, service, facilité d’achat en ligne, réputation, influence de la publicité) et trouver le premier magasin où acheter cette marque. D’autres au contraire se fichent de la marque et iront à leur magasin préféré acheter l’ordinateur que le vendeur leur conseillera.

Le besoin de se différentier

Le consommateur cherche au bout du compte les composants qui ont le plus d’influence sur le produit final. Ce seront les vendeurs de ces composants qui toucheront le jackpot et qui imposeront leurs conditions au reste de la chaîne.

Pour les vendeurs de la chaîne de valeur ajoutée, l’aspect différentiateur est donc clé pour avoir une influence sur le client final. Le fait qu’un disque dur provienne de Western Digital ou de Seagate n’aura que peu d’influence sur l’ordinateur car l’utilisateur a peu de chance de remarquer une différence. Par contre, il verra tout de suite la différence si le PC est livré avec Windows ou avec Linux. Le problème des fabricants de disques durs n’est pas qu’ils n’offrent que peu de valeur ajoutée. Contrôler une tête de lecture plus petite qu’un grain de poussière pour lire l’information sur des plateaux tournant à plus de 7000 tours / minute n’est pas une mince affaire. Mais un disque de 500 Go à 7200 t/min reste un disque de 500 Go à 7200 t/min, quelle que soit la marque. L’aspect différentiateur n’est qu’une histoire de quantification (capacité, tours/min, prix). C’est pour ça que les prix des disques durs ne cessent de chuter – malgré des performances de plus en plus grandes – et que les vendeurs se font dans les 10% de marge. A comparer avec Microsoft qui vend Windows au prix fort et jouit de marges dépassant 80%.

L’évolution technologique

IBM a grandi à une époque où c’était le matériel qui dirigeait tout. Mais la technologie évolue sans cesse, et il arrive que certains événements changent la décision d’achat, bouleversant ainsi l’équilibre des pouvoirs:

  • L’arrivée de standards: les standards sont fort pratiques pour les consommateurs car une seule décision (le choix du standard) implique plusieurs décisions implicites. Lorsque les consommateurs ont choisi VHS au dépend de Betamax ou V2000, ils ont choisi un standard de magnétoscope avant de choisir la marque – se simplifiant du coup la vie. L’inconvénient pour les vendeurs est qu’un standard diminue leur aspect différentiateur. Parfois même un standard peut sérieusement diminuer la valeur ajoutée. Le « standard » du PC (c’est-à-dire les standards qui régissent les interactions entre ses différents composants) ont transformé les constructeurs d’ordinateurs en de simples assembleurs (voir Intégration verticale contre intégration horizontale)
  • La spécialisation: certains maillons de la chaîne se scindent. Le PC est bien entendu un exemple, mais il en existe d’autres. Si plusieurs des premiers constructeurs de cartes graphiques pour PC concevaient également les processeurs graphiques – le canadien Matrox est l’exemple type – il y a rapidement eu une spécialisation avec d’un côté les fabricants de cartes graphiques et de l’autre les fabricants des processeurs graphiques utilisés par lesdites cartes.
  • L’offre dépasse la demande: les besoins du consommateur augmentent constamment, mais les performances et fonctionnalités offertes augmentent également, et ce à un plus grand rythme. A tel point qu’il existe un seuil au-delà duquel les produits offrent plus de performances et/ou de fonctionnalités que n’ont besoin la majorité des utilisateurs. Il existe certes certains utilisateurs aux besoins très pointus, mais ils ne sont qu’une minorité. Par exemple, jusqu’à il y a quelques années, on n’avait jamais trop d’espace disque sur son ordinateur de bureau. Cette ère est désormais révolue. De moins en moins d’utilisateurs se soucient de la place disque car n’arrivent plus à remplir 500 Go. De même, Microsoft se bat depuis plus de 10 ans pour convaincre les utilisateurs que sa prochaine version de Windows et de MS-Office vaut le coup d’être achetée.
  • Changements radicaux de besoins: à l’inverse de la dernière tendance, certaines nouvelles technologies changent radicalement les besoins en performances du consommateur en créant un nouveau type de besoin. S’ils s’étaient cantonnés à la 2-D, la course à la performance des consoles de jeux vidéos se serait arrêtée – l’offre en performance aurait dépassé la demande depuis longtemps. Mais l’avènement des jeux en 3-D a fait exploser la demande en puissance de calcul – demande qui n’est elle pas près d’être rassasiée.
  • Un élément de la chaîne peut être remplacé. C’est comme ça que Dell a utilisé le téléphone puis Internet pour remplacer le réseau de distribution traditionnel. Plus généralement, Internet a bouleversé plusieurs chaînes de valeur ajoutée. C’est ainsi que plus aucun particulier n’utilise Outlook pour gérer ses emails (il utilise Hotmail, Yahoo! Mail, Gmail et compagnie). L’implication est que les particuliers n’ont plus besoin de Windows pour leurs emails.

Que se passe-t-il lorsqu’un de ces facteurs se produit? Si l’un des éléments de la chaîne de valeur ajoutée perd de son importance, la décision d’achat se déplace le long de cette chaîne – le consommateur n’a plus besoin de considérer un élément pour son achat, il peut donc en choisir un autre.

La spécialisation des processeurs graphique a par exemple eu une grosse incidence sur le marché des cartes graphiques pour PC. Plus personne ne s’intéresse à la carte graphique – les vendeurs d’ordinateurs mettent désormais en avant le processeur graphique utilisé. Des marques de cartes graphiques naguère prestigieuses sont tombées dans l’oubli. Orchid et Hercules se sont fait racheter, Diamond a fusionné avec le fabricant de processeur graphique S3, et Matrox (qui a toujours conçu ses propres processeurs graphiques) se cantonne désormais à un marché de niche.

Un autre exemple est l’iPhone. Avant l’arrivée du smartphone d’Apple, les opérateurs mobiles dictaient leurs lois aux constructeurs de téléphones portables. Mais la firme de Steve Jobs a sorti un smartphone qui a généré tant d’enthousiasme qu’Apple a pu imposer ses conditions. Non seulement le logo de l’opérateur n’est quasiment pas visible sur un iPhone, mais Cupertino touche une partie des revenus des abonnements 3G. Du jamais vu! Mais d’après une étude récente, les 2/3 des nouveaux abonnés 3G d’AT&T aux Etats-Unis sont des possesseurs d’iPhone. Autant dire qu’AT&T a nettement plus besoin d’Apple que l’inverse.

Les besoins du consommateur

Pour savoir où se déplace la décision d’achat, il faut garder à l’esprit que le consommateur cherche la solution la plus à même de servir ses besoins. Un utilisateur de PC n’a techniquement pas besoin d’un ordinateur. Il a besoin de se connecter à Internet, d’éditer un document, de jouer, etc.

La pyramide de Maslow donne une hiérarchie des besoins humains. Il existe une telle hiérarchie technologique pour les utilisateurs:

  • Le premier besoin est celui des fonctionnalités. Les premiers traitements de texte et tableurs étaient rudimentaires, mais ils ont fait un tabac car ils offraient des possibilités jusque-là inédite. De même, l’arrivée du PC a brisé la valeur ajoutée des fabricants d’ordinateurs, poussant une partie de la décision d’achat en aval vers le système d’exploitation, plus proche des besoins réels des utilisateurs.
  • Vient ensuite un besoin de performances. Si un élément-clé de la chaîne perd de son importance, le besoin de performance pousse la décision d’achat en amont vers les sous-composants qui influencent le plus les performances. C’est ainsi que le PC a poussé une partie de la décision en aval vers les micro-processeurs (à une époque où ils influaient beaucoup sur les performances). De Même, la marque de la carte graphique n’importe plus beaucoup – c’est le processeur graphique qui compte.
  • Le troisième besoin est le besoin de facilité. Technophiles mis à parts, le consommateur cherche à se simplifier la vie. Une solution plus simple d’utilisation est attrayante. Ce besoin peut influencer l’aspect différentiateur (Apple pousse sur l’aspect « sans problème » du Mac), mais aussi pousser la décision en aval, auquel cas le consommateur se focalise sur l’aspect service. Depuis longtemps les entreprises choisissent leur fournisseur de PC en fonction du service fourni.
  • Le dernier facteur est le prix. Lorsqu’il ne reste plus d’autres manières de comparer, le prix est différentiateur. C’est là où en sont les fabricants de disque dur.

(mais il ne faut pas croire non plus que cette hiérarchie est 100% stricte. Elle peut en effet varier d’un consommateur à l’autre. Certains consommateurs sont ainsi très sensibles aux prix. Au contraires, d’autres auront un grand besoin de performance et seront près à mettre le prix qu’il faut)

C’est ainsi que Microsoft a su garder la décision d’achat au niveau des fonctionnalités (à savoir la logithèque). Il existe des systèmes d’exploitations plus performants, plus faciles d’accès et/ou moins cher que Windows, mais rien n’y a fait: les gens sont attachés à leurs logiciels sous Windows. La seule faille dans l’armure est Internet qui fournit certaines applications qui fonctionnent quel que soit le système d’exploitation.

L’iPhone a fait couler tant d’encre car il a offert un aspect fonctionnalité inédit. Aux Etats-Unis, les possesseurs d’iPhone acceptent de passer par AT&T (qui est l’opérateur mobile exclusif) malgré des prix élevés et un réseau 3G n’ayant pas bonne réputation. Le risque vient par contre des concurrents de l’iPhone qui commencent à devenir suffisamment bon pour éclipser la mystique de ce dernier – et parfois en proposant d’autres avantages comme un clavier physique. Si demain tous les smartphones ont les mêmes possibilités, les consommateurs se tourneront peut-être plus vers l’opérateur mobile qui a le meilleur réseau (et si tous ont les mêmes performances, le meilleur prix). Le joker d’Apple est cependant non pas les fonctionnalités de l’iPhone mais la logithèque et les périphériques de ce dernier.

Pour les jeux vidéos, le besoin en performances a souvent été important – du moment que le besoin en fonctionnalités est satisfait. Lorsque toutes les consoles ont les mêmes jeux – ou s’ils se ressemblent suffisamment – le consommateur va s’orienter vers la console qui fournit le plus de punch possible. Mais l’aspect fonctionnalité pointe le bout de son nez de temps en temps. Une grande partie du succès de la Xbox a en effet été due à son jeu-phare exclusif Halo. De même, Nintendo a coupé l’herbe sous le pied de Sony et Microsoft avec sa Wii. Alors que ses deux concurrents se battaient uniquement sur le terrain des performances, Nintendo a changé la donne en introduisant des nouveaux contrôleurs à mouvement. Les ventes de Wii ont écrasé les ventes de Xbox 360 et Playstation 3 malgré des performances inférieures.

Il existe également d’autres facteurs qui peuvent influencer le consommateur. Le facteur psychologique par exemple. Apple doit une partie de son succès au fait d’avoir une image de produits « cools ». Un autre facteur est la force de l’habitude. Extrêmement peu de particuliers n’utilisent ne serait-ce que le 10e des fonctionnalités de MS-Office ou MS-Works, mais la très grande majorité veut une suite bureautique Microsoft sur son PC – et est prête à payer pour ça. Il existe des alternatives gratuites tout aussi bonnes, mais l’inertie est importante.

Prédictions?

Si l’on peut relativement facilement identifier les raisons qui poussent à un changement sur la chaîne de valeur ajouté, cela ne veut pas dire pour autant qu’il est facile de prédire les futurs changements.

Il est parfois possible de prédire le type de changement – parfois. Prédire sa date est par contre quasiment impossible.

Lorsque la bataille entre le Blu-Ray et le HD-DVD a commencé, tout le monde savait qu’il ne resterait au bout du compte qu’un standard – le même scénario s’était déjà produit entre VHS et Betamax. Mais personne n’aurait pu prédire la date où un standard unique se dégagerait.

Certes, la loi de Moore permet de prédire les capacités et puissance de futurs processeurs, disques durs, etc. Cette loi, tout empirique qu’elle soit, peut donc être utilisée pour prédire le moment où l’offre dépassera la demande… mais c’est sans compter les changements radicaux de besoins.

L’avènement des jeux en 3-D est un exemple de changement radical de besoins. Mais les jeux en 3-D existent depuis très longtemps: Maze War (1974), BattleZone (1980), etc. Il a fallu des jeux comme Doom (1993) ou Toshinden (1994) pour populariser les jeux 3-D modernes. Mais ces jeux ont pris tout le monde par surprise car ils repoussaient les limites de ce qu’on pensait possible. Leur arrivée était grandement imprévisible.

Parfois même il arrive qu’un changement radical capote. C’est le cas de la réalité virtuelle. Très prometteuse pendant les années 90 – et qui aurait augmenté le besoin de puissance de calcul, cette technologie a cependant fait un flop et a complètement disparu.

Dans un autre domaine, les particuliers ne se soucient quasiment plus de la capacité de leur disque dur. Le seul changement possible est par la vidéo – ce n’est que s’ils commencent à stocker des films entiers sur leurs disques durs que les particuliers se retrouveront en demande de capacité. Mais cela se produira-t-il? Pour cela il faudra une solution simple (la vidéo à la demande en reste encore à ses balbutiements), ainsi que changer les habitudes – le consommateur aime avoir un support physique pour ses films. Cela peut arriver en un an comme dans des années si on assiste à une guerre des standards. Malheureusement pour les fabricants de disque dur, cela ne résoudra pas leur absence de différentiation.