Le dilemme de s’étendre à d’autres marchés

Lorsqu’il s’agit de s’étendre ou non à d’autres marchés, il est difficile de suivre la logique conventionnelle car elle nous dirige dans les deux sens à la fois.

D’un côté, une des règles en termes de business est de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier ; la diversification a du bon. En effet, on n’est jamais certain que son marché historique sera toujours là – surtout dans le monde de la high tech. Les constructeurs de micro-ordinateurs non-PC des années 70 / 80 en ont fait l’expérience. Il se sont en effet trouvé fort dépourvus lorsque le temps du PC fut venu. Apple mis à part, les seuls qui ont survécus se sont reconvertit dans d’autres marchés (Amstrad, Atari). Et même Apple qui a survécu au PC s’est diversifié avec brio en lançant l’iPod et l’iPhone, ce qui lui a permit de redevenir un acteur majeur d’un marché en pleine expansion, de trouver d’autres sources de revenus et de ne pas dépendre d’un marché de niche – même si le Mac se porte bien, merci pour lui. Il est encore trop tôt pour savoir si l’iPad rapportera beaucoup ou non à Apple, mais si ce produit a du succès cette nouvelle diversification.

Mais nombreux sont également ceux qui affirment qu’une compagnie doit rester sur son coeur de marché et que trop se diversifier se fait au détriment de son marché historique. Prenons l’exemple de WordPerfect. Cette compagnie a réussi à conquérir le marché (alors bondé) du traitement de texte sous MS-DOS dans les années 80. Mais en voulant se diversifier, WordPerfect (la compagnie) a gaspillé de précieuses ressources qui auraient pu aller à WordPerfect (le traitement de texte). Cela n’aurait peut-être pas empêché Microsoft d’imposer son propre traitement de texte, mais qui sait ? WordPerfect aurait peut-être pu développer plus rapidement un traitement de texte sous Windows ?

En d’autres termes, la logique conventionnelle en matière de business dit à la fois qu’il ne faut pas mettre tous ses oeufs dans le même panier mais qu’il est important de ne pas trop s’éloigner de son coeur de métier.

Marchés parallèles et marchés différents

Il y a s’attaquer à un nouveau marché et s’attaquer à un nouveau marché. Certaines diversifications sont en effet plus dans l’ordre logique des choses que d’autre. Lorsque Microsoft a décidé de s’attaquer au marché du serveur avec Windows NT le mouvement suivait la logique des choses : accompagner le PC qui avait déjà pris pied côté serveur. Lorsque la firme de Bill Gates s’est attaquée au marché du navigateur Web, on pouvait voir un mouvement défensif à une époque où Netscape prédisait publiquement que le Web allait remplacer le PC. De même, lorsque Google a lancé Google Maps ou Gmail, le géant de la recherche en ligne ne s’est pas attaqué à un marché si éloigné que ça : un service Web.

Mais parfois certains mouvements stratégiques n’ont pas vraiment de lien avec l’activité existente. Lorsque Microsoft a décidé de s’attaquer au marché de la console de jeu vidéo, du baladeur MP3 ou de la recherche en ligne, il n’y avait pas grand lien avec ses marchés existants.

Parfois enfin, certains choix stratégiques sont difficiles à gauger. Par exemple, lorsque Google s’est lancé au marché du système d’exploitation mobile avec Android. D’un côté le but de la manoeuvre est de sécuriser le moteur de recherche utilisé par défaut par les smartphones. Mais d’un autre côté, Google aurait pu passer des partenariats avec les principaux acteurs du marché. Après tout, Microsoft est une minorité (en déclin qui plus est) sur ce marché, et Apple n’avait pas grande raison de ne pas utiliser Google.

L’inconvénient de s’attaquer à trop de marchés

Mais même pour des compagnies telles que Microsoft, Apple ou Google qui ont des milliards en banque et qui ont les moyens de s’attaquer à de nombreux marchés, la diversification a des fois son revers.

Tout d’abord, comme le dit le proverbe, les amis vont et viennent, mais les ennemis s’accumulent.

Lorsqu’on lance une compagnie, on sait que la vie ne va pas être un long fleuve tranquille. Avoir affaire à la concurrence – pas toujours loyale – et se prendre des procès fait partie du métier. Mais parfois, se lancer sur un nouveau marché veut dire entrer en concurrence avec ses partenaires, avec le risque d’aliéner ces derniers. Google en a fait l’expérience avec Android. Le géant de la recherche en ligne s’est en effet attiré les foudres d’Apple avec qui il était pourtant en très bons termes. La firme à la pomme n’a en effet pas apprécié que Google lance un système concurrent à l’iPhone. « Ne vous y trompez pas, Google veut tuer l’iPhone » a une fois clamé Steve Jobs. Depuis, les relations entre les deux compagnies se sont considérablement tendues. Dans la dernière version d’iOS, Apple introduit la possibilité de choisir Bing comme moteur de recherche – et les rumeurs prétendent qu’Apple serait en discussions avec Microsoft pour que Bing soit le moteur de recherche par défaut de l’iPhone. De même, les dernières contraintes développeurs d’iOS 4 ont expulsé de facto AdMob (le réseau publicitaire mobile racheté par Google) de l’iPhone. Et il est n’est pas impossible qu’Apple lance un jour son propre moteur de recherche. Certes, Steve Jobs a affirmé qu’ils n’avaient aucune intention de s’attaquer à ce marché, mais il avait également dit ça à propos des tablettes comme l’iPad.

Microsoft n’est quant à lui pas en reste. En lançant le Zune, il s’est effectivement mis en concurrence avec ses partenaires qui vendaient des baladeurs MP3 basés sur la solution Microsoft. Ces derniers se sont retrouvé le bec dans l’eau. Et de très nombreuses fois Bill Gates a affirmé à ses partenaires que Microsoft ne lancerait jamais un produit concurrent au leur (et quelques années plus tard il le faisait). Il est possible que cette attitude de Redmond ait eu un impact sur les constructeurs de smartphone. Il n’est en effet pas prudent pour eux de tout miser sur Windows Mobile / Windows Phone – juste au cas où Microsoft décide de lancer son propre smartphone.

L’autre problème de s’attaquer à trop de marchés est un risque de dispersion. Le PDG ne peut pas être partout à la fois. Par exemple, Steve Ballmer dédie une certaine partie de son emploi du temps à la presse. Son équipe marketing décide à qui il va accorder une interview, et à quelle conférence il va se montrer, etc. C’est à ça que les experts jugeront si une compagnie a décidé de se donner les moyens de s’attaquer à un marché donné. Or, plus une compagnie a des fronts différents, moins le PDG peut consacrer de temps à chacun d’entre eux. C’est ainsi que Bill Gates et Steve Ballmer ont pendant des années boudé les événements liés à la recherche Internet – malgré leur affirmation que c’était un marché stratégique. Il a fallu attendre 2010 pour que Steve Ballmer daigne être interviewé par un des experts reconnus du secteur.

Apple à ce sujet semble avoir le plus de bon sens. L’une des choses dont Steve Jobs est fier est autant les produits qu’ils n’ont pas lancés que les produits qu’ils ont lancés. On remarque d’ailleurs qu’Apple est bien plus concentré que Microsoft, ce qui explique sans doute que la firme de Steve Jobs a des marges inférieures mais comparables à celles de Microsoft – alors que ce dernier vend principalement du logiciel ! La différence est qu’Apple s’assure que tous ces produits dégagent de confortables marges. Microsoft, de son côté, a deux vaches à lait (Windows et MS-Office) qui dégagent dans les 80% de marges, mais aucune des autres divisions ne rapportent énormément d’argent (plusieurs sont mêmes déficitaires).

Conclusion

Quand dit-on qu’une compagnie se diversifie et quand dit-on qu’elle se disperse ? Suivant qu’elle ait eu du succès ou non.

Et oui, beaucoup de ces jugements sont rendus après coup. On dira d’une compagnie qui lance un nouveau produit avec succès qu’elle s’est diversifiée. Si elle essuie au contraire un échec on dira qu’elle s’est dispersée. Steve Jobs est adulé pour avoir supervisé avec brio la transition de la compagnie vers le marché de l’iPod, de l’iPhone et de l’iPad. Mais si l’iPod avait été un bide, tout le monde aurait alors dit que c’était une idée grotesque, qu’Apple a commis l’erreur de trop se disperser et que la firme à la pomme aurait fait mieux de « rester sur son coeur de métier ». Et si WordPerfect a perdu de précieuses ressources à lancer d’autres produits que son traitement de texte star, Lotus a suivi exactement la même approche, ce qui lui a apporté un second souffle avec Lotus Notes.

Certains marchés sont des extensions logiques – Microsoft qui passe côté serveur, Google qui lance Maps, etc. Pour le reste, il n’existe aucune méthode sûre pour savoir si s’attaquer à un marché donné ou non est une bonne idée. Une étude de marché n’aurait certainement pas aidé Apple à décider si le marché du baladeur MP3 était porteur ou non. La firme à la pomme a donc du y aller au feeling. Pour les compagnies qui n’ont pas le flair de Steve Jobs, il faut parfois s’attaquer à beaucoup de marchés dans l’espoir de tomber sur un futur marché porteur (c’est la technique de Microsoft). Mais parfois s’attaquer à trop de marchés diminue les chances de conquérir chacun de ces derniers.

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One Comment sur “Le dilemme de s’étendre à d’autres marchés”


  1. […] la même manière, on a tendance à être très subjectif lorsqu’il s’agit de se diversifier ou de rester sur son coeur de cible. On critiquera Wordperfect de s’être trop diversifié au profit de son produit vedette, mais […]


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